La 23e édition du Printemps du livre et des arts de Tanger, au Maroc, se tenait du 18 au 21 avril dernier. Quelques mois après le passage d’ENIAROF, Eric Boulo proposait à Eva Taris, programmatrice de l’événement pour l’Institut français, d’accueillir un des projets qui m’occupent ces derniers mois avec Florent Deloison, Formule Laser 3000 : atelier et course de navettes spatiales en carton, augmentés d’un zeste d’électronique.
Flight to Tangier
Avec près d’1 million d’habitants, la ville me parait bien plus grande au moment de la survoler en Boing 7X7. Conduit vivement à l’Hôtel Chellah par le chauffeur de l’Institut, je me retrouve très vite à pratiquer seul le quartier, à pieds. Il ne m’aura fallu que quelques minutes pour m’y perdre. Faute de réseau, pas de map sur mon téléphone. Bien que les rues aient des noms, aucun panneau ne les indique. Les couleurs, les odeurs, les bruits de la ville sont différents. Il faudra prendre ses repères rapidement pour rejoindre l’Institut français, trouver les fournitures manquantes et retrouver le chemin du Palais des Institutions Italiennes (Palais Mouley Hafid pour les Marocains) où se tiendra le Festival. Ci-dessous la cour principale du Palais, coeur du festival. Nous nous installerons dans le patio jeunesse, non loin de là.
Inception
Sur une proposition d’Eric Boulo, Chloé Desmoineaux est de la partie. Elle est venue quelques mois auparavant avec Antonin Fourneau pour ENIAROF. C’est une bonne idée de l’associer au projet. Elle connait le terrain, les équipes de l’Institut français, a des repères dans la ville. Arrivée avec moi quelques jours avant l’ouverture au public, son idée est d’augmenter le circuit de « check points » auxquels seront injectés capteurs, boutons et sons déclenchés au passage des bolides. Armée d’une touchboard, d’un Rasberry Pi et d’un arduino, son intervention apporte une dimension nouvelle au projet ; le travail d’ambiance sonore fait son apparition. Le potentiel d’interaction avec les éléments du circuit est décuplé.
Nous commençons par dessiner le circuit sur papier, puis au sol, au moyen d’un scotch noir. Nous plaçons les obstacles et autres événements : trou noir, passage d’astéroïdes, tunnel, mur de l’espace-temps en forme de bouquet final avant la ligne d’arrivée… Nous essayons plusieurs techniques de déclenchement sonore. Elle choisit ses sons, règle ses programmes. Au passage des astéroïdes, sa proposition marche particulièrement bien : un son d’explosion saturé se synchronise avec le choc du passage des vaisseaux ou des morceaux de roches (de carton) entre eux. Il ne manquait qu’un peu de puissance audio pour que cela soit idéal !
Florent Deloison nous rejoint bientôt avec des tableaux de bord électroniques encore remaniés : un chrono fait son apparition, la captation des mouvements fonctionne bien, le son est affecté à toutes les manipulations. A l’usage, le format du circuit à Tanger – très viril – ne favorise pas l’emploi de ce dispositif, plus adapté à une course d’orientation posée qu’à un circuit de stuntcar duquel aucun vaisseau ne sort indemne. Qu’à cela ne tienne ! On imagine que ce tableau de bord pourra servir dans une déclinaison « 1 joueur » du projet ; reste à consacrer du temps au développement du programme qui permettra de tirer parti pleinement de ce superbe équipement. Et pourquoi ne pas le présenter en parallèle de la course comme un prototype différent, présenté sur un autre rythme ?
Aller-retour
Les cycles « atelier de construction » et course s’enchaînent rapidement. Quatre jours d’exploitation de Formule Laser 3000 sont prévus. C’est beaucoup ! Les enfants viennent de différentes écoles de la ville, de cercles proches de la communauté française mais aussi des quartiers populaires de Tanger. Les journées sont rythmées et les courses parfois musclées. Au total, on aura accueilli plusieurs centaines d’enfants pour une à trois courses chacun. L’ensemble est très exigeant : l’atelier s’accompagne, la course demande des explications, une démonstration. On fait monter la pression en s’engageant fortement dans le jeu ! Il faut sans cesse expliquer, accompagner, reconstruire les éléments du circuit « dégommés » par les navettes. L’ensemble est parfaitement efficace du point de vue performatif mais exigeant du point de vue de la disponibilité. Heureusement, la belle équipe de Dragon Tanger (« académie » réunie autour du goût du manga et des cultures d’Asie en général) nous accompagne et nous relaie très efficacement auprès de tout ce petit monde d’enfants extrêmement motivés par Formule Laser 3000. Merci à Valentin, Mohamed, Yassine et les autres !
Comme souvent, la plupart des enfants n’a pas besoin d’afficher une navette parfaite. Certains se contentent même du minimum syndical : une boite et des trous pour les bras. D’autres pourtant font preuve d’inventivité : ils imaginent robots, tanks, trains de l’espace… La présence de scotch de couleurs (en nombre restreint) apparaît aussi comme matériau de customisation intéressant. Pour autant, le décalage même entre la simplicité du véhicule et l’ambition affichée (faire courir des navettes spatiales) fonctionne.
Brèche dans le mur
Pour cette version de Formule Laser 3000, nous disposons d’un très bel espace : 500 m2 environ ? Le patio est pavé, parfaitement plat. C’est cette configuration qui m’incite à penser ce mur de carton à traverser avant la ligne d’arrivée. L’obstacle devient rapidement la principale source de motivation des pilotes : se présenter devant, pouvoir traverser la pyramide le premier ! Depuis Orléans, en voyant quelques images du projet, mon ami Paul Laurent (qui travaille au FRAC Centre) me suggère de faire le lien avec la performance Média Burn du collectif américain Ant Farm. Pourquoi pas ? En 1975, le collectif fait traverser une pyramide d’écrans de télévisions à une Cadillac trafiquée. Cela m’incite à interroger le sens de notre projet, sa symbolique au delà de son efficacité ludique.
Sans tomber dans l’art conceptuel décalé, je dirais que Formule Laser 3000 permet aux enfants petits et grands (comme en témoignent les photos) de (re)jouer avec leur corps dans un dispositif qui s’apparente à un jeu vidéo transposé dans le monde physique par le biais d’un scénario et d’un rituel. Le carton de la navette, les accessoires et le cérémonial deviennent le moyen de s’autoriser un comportement assez transgressif : courir, accrocher les autres vaisseaux, tomber, marcher à 4 pattes ou en se tenant la main 2 par 2 deviennent possibles parce qu’il y a l’excitation de la course… Une course qui n’en est d’ailleurs pas vraiment une dans la mesure où le premier ne gagne rien de plus que le dernier et qu’il n’y a pas de célébration individuelle.
C’est la perspective des sensations de la ligne de départ à la ligne d’arrivée qui motive cette implication des pilotes à partir de la construction d’une navette. On utilise les codes du cinéma de science fiction et du jeu vidéo (Minecraft notamment) pour une expérience bien réelle. Pour autant, on ne détruit pas grand chose, juste des cartons, et l’idée d’un comportement corporel normé. Cela me semble déjà pas mal…
Dans ce projet, j’aime aussi l’usage des références consuméristes (voiture, navette spatiale, Formule 1) mis au service d’un jeu assez peu gourmand en énergies (fossiles, nucléaires…). A Tanger comme la 1ere fois à Orléans, les cartons sont issus du réemploi ; les accessoires sont généralement issus de ressourceries ou de marchés aux puces. Ils resservent d’une fois sur l’autre. J’ai l’impression de proposer le mariage du « bling bling » et de l’écolo, même si cette dernière dimension est relative (déplacement d’une équipe depuis la France, nombreux cartons inutilisables à l’issue du projet…).
Au-delà de Gibraltar
Avec cette version, il semble que la proposition Formule Laser 3000 soit mûre, prête à voyager un peu plus. La dimension « universelle » du jeu est éprouvée. Il fonctionne même quand on ne partage pas la même langue. Cela a été le cas avec un certain nombre d’enfants à Tanger. Alors pourquoi pas conduire ces navettes un peu plus loin ? Je vous invite à jeter un oeil aux nombreuses photos que nous avons réunies ci-dessous (quelques unes de Florent Deloison et les miennes).
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