Le projet « Institut d’Hypothèses graphiques » est né en 2017 de l’idée de construire un atelier de dessin XXL autour d’un dispositif technique : un scanner rapide permettant de faire rentrer les productions du public dans des programmes capables de les assembler, de les juxtaposer ou des les séquencer et de les projeter en temps réel (ou presque) sur grand écran, dans une salle de spectacle par exemple. Fin 2019, le pari débouche sur une forme stabilisée d’atelier-spectacle tourné vers un public mixte : jusqu’à 100 personnes, enfants (à partir de 6 ans) et parents réunis. D’ici peu, nous mettrons en forme un dossier de présentation très sérieux, avec fiche technique… En attendant, j’avais envie de retracer la trajectoire du projet : de sa naissance à sa forme actuelle.
Au commencement : Réforme Graphique
Le projet émane directement d’un autre atelier-spectacle déjà porté par Yassine de Vos et moi-même, rapidement rejoints par Yann Van Der Cruyssen : Réforme graphique. Dès les premières de la Réforme, nous pensions à la suite. Le projet s’appelle encore « Révolution Graphique ». Yann est développeur et musicien. Nous lui proposons d’intégrer l’équipe de Réforme Graphique parce que nous avons en tête d’intégrer du code informatique dans un nouveau projet d’atelier de dessin. L’idée est qu’on puisse faire dessiner toute une salle de spectacle et d’intégrer les dessins dans des dispositifs de jeu, restitués en « live », sur grand écran.
Il faut insister sur les personnalités de mes collègues. Yassine est dessinateur, DJ, éditeur jeunesse avec l’Articho (…). J’ai pris l’habitude de dire que c’est un peu le Professeur Choron des enfants : incisif, iconoclaste, subversif. La référence ne lui déplait pas. Il aime proposer des expériences graphiques transgressives, interroger le rapport des enfants à leurs productions.
Le boulot de Yann, au quotidien, c’est le sound design pour le jeu vidéo, à Montpellier. A son compte ou en équipe, il mène aussi tout un tas de projets en musique, jeu vidéo, code informatique. Adepte de l’OULIPO, de l’OUBAPO ou de l’OUJEVIPO, il est passionné d’exercices de style, aime l’absurde, la chanson française et les anecdotes. Dès le départ, l’idée n’est pas seulement de profiter de ses capacités de programmeur mais bien de partager avec lui la conception de l’atelier. Nous voulons que la logique du code passe de l’écran au papier et réciproquement. De mon côté, il me revient de veiller à ce que l’expérience humaine, collective soit réussie. Je serai le « maître de cérémonie » du dispositif participatif, pendant que Yann s’occupera du code et Yassine du dessin. Dans la conception du projet, il nous revient à tous les trois de trouver la structure générale de l’atelier, son scénario et la manière de mettre en forme les exercices et autres jeux de dessin en aller-retour entre papier, écran et public.
Première hypothèse /// Dessiner, scanner, programmer et projeter les dessins recomposés
La diffusion de scanners rapides relativement bon marché déclenche le projet. J’ai identifié des machines capables de numériser entre 30 et 60 images par minute à moins de 500 euros. Sur une salle accueillant 50 à 100 personnes, un tel matériel peut rendre réaliste l’hypothèse de passer du dessin papier à l’affichage numérique en quelques minutes, presque en temps réel. L’idée de s’appuyer sur cet outil pour construire un atelier-spectacle parait plausible. Là où le précédent projet, Réforme Graphique, se contentait de filmer et de projeter les dessins des participants, Révolution Graphique (c’est toujours le nom de code du projet à ce moment là) promet de générer une interaction forte entre le geste du dessinateur et la projection du dessin. Une fois scannés, les dessins seront traités par des programmes informatiques (en l’occurrence Processing) imaginés par Yann. Ils seront mélangés, séquencés et projetés en temps réel sur grand écran.
En 2017, Fabienne Leloup à la Maison des arts de Chevilly-Larue (où je propose parallèlement l’exposition OUJEVIPO augmenté) nous permet d’acquérir le matériel et de faire les premiers tests techniques. Yann travaille sur les programmes. Nous imaginons ensemble les premiers exercices de dessin possibles. Je suis assez peu disponible (du fait de mon récent boulot à l’ESAD Orléans) mais convaincu qu’il faut aller vers une expérience de jeu fabriqué « live » par les participants. Chacun défend ses enjeux : intérêt de l’expérience à dessiner, à coder, à jouer.
Après les premiers essais à la médiathèque de Chevilly-Larue, il s’avère que tout fonctionne bien techniquement. Nous testons la création de courtes animations, plusieurs logiques d’affichages : linéaires ou simultanées. Le logiciel Processing découpe les dessins du public d’après des gabarits établis. L’idée d’additionner les dessins de chacun à l’écran en fusionnant les couleurs fonctionne aussi parfaitement : on joue à noircir l’écran par fusion de blocs colorés. On s’engage aussi sur des pistes moins convaincantes : faire rédiger des slogans, des revendications enfantines… Par l’expérience, on pose aussi des éléments de structure : temps de présentation de consignes, puis de dessin, puis de restitution et retour au dessin associé à la projection pour que chacun puisse tirer parti du dispositif technique. Ci-dessus et ci-dessous, deux exemples d’animations produites par le public dans cette première phase d’expérimentation.
Comme pour le précédent atelier-spectacle, nous sommes moins attachés au résultat proprement dit qu’au processus dans lequel nous engageons les participants (et les enfants en particulier) et la machine ! Du point de vue formel, nous aimons tous les 3 tester le degré de liberté que nous devons / pouvons laisser aux participants pour produire des images qui nous semblent intéressantes.
Seconde hypothèse /// Interroger notre turc mécanique
A la Locomotive de Creil, deuxième étape de développement du projet, nous accueillons des groupes d’élèves d’école primaire sur plusieurs jours pour tester de nouvelles idées, éprouver le dispositif scénique, formaliser les explications de chaque exercice. Les conditions pour cette phase de développement sont très bonnes. L’équipe du lieu est motivée. Elle connait bien son public. Techniquement (son, lumière, image), le lieu nous permet de tester le projet dans des conditions de spectacle. C’est aussi à ce moment là que nous imaginons de faire parler l’ordinateur : c’est lui qui ouvrira l’atelier et conduira à un débriefing, forme de questionnaire teinté d’absurde que la machine lira en direct sur l’écran de Yann, face au public.
Autour de nos sessions de travail, Yassine, Yann et moi parlons plusieurs fois du « turc mécanique » : imaginé par un inventeur hongrois, celui du XVIIIe siècle était un automate « orientalisé » (en surplomb d’un gros meuble) qui semblait capable de jouer aux échecs face à un adversaire humain (voir ci-dessus) grâce à de savants mécanismes. Il aura fallu attendre 1820 pour que le canular soit révélé : dans un double fond, un joueur humain manipulait le mannequin à la manière d’un marionnettiste, à l’abri des regards. Il remporta d’ailleurs l’essentiel des parties engagées jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le turc mécanique du XXIe siècle est un service de micro-travail lancée par Amazon en 2005, aux Etats-Unis. A travers une plateforme web, l’entreprise vise à faire effectuer par des humains des tâches dématérialisées, souvent répétitives et plus ou moins complexes, dans des domaines où l’intelligence artificielle est encore trop peu performante. Avec ces deux références, nous sommes convaincus que notre projet interroge la relation créative entre humain et machine. En rassemblant numériquement des dessins (souvent assez simples) produits par un assez grand nombre de participants, nous espérons générer en peu de temps des images intéressantes, des éléments de narration, des propositions plastiques. Nous attendons aussi de nous faire surprendre par la relation humain / programme ! Comment se répartissent les rôles entre machine et dessinateurs ? Le public parvient-il à tirer parti du dispositif ou le programme est-il plus fort ? Cette relation évolue-t-elle au fur et à mesure qu’il découvre la logique de l’atelier ?
Sur la fin de notre temps de création, en 2019, la machine, Virginie (du nom de sa voix de synthèse), transmettra d’ailleurs elle même les consignes des exercices. C’est parfait : la machine devient donneuse d’ordre en plus de structurer le rendu des dessins. Quelques mois plus tard, nous avons l’opportunité de présenter l’atelier à l’Institut français de Tokyo : pas si facile du point de vue de la communication, mais belle opportunité quand même !
Troisième hypothèse /// Développer le projet avec des collégiens
Parallèlement, se dessine une résidence de création à Cachan (92), dans le cadre de la préfiguration du projet Lavoir numérique. Avec le soutien de Xavier Ganachaud, nous imaginons un temps de création au sein du Collège Victor Hugo pour concevoir de nouveaux exercices Le pari est audacieux : associer des élèves du Collège Victor Hugo à la conception d’exercices exploitant le dispositif technique.
Au final, l’expérience est à la fois assez difficile humainement et très productive en terme de contenus. Quelques explications : le cadre du collège semble bien peu approprié à l’expression de la créativité des élèves. Nous en faisons l’expérience avec 2 classes de 6e à la fois très remuantes et dans l’impossibilité de s’approprier un projet comme celui-ci : sans doute ni assez scolaire ni assez proche de leurs pratiques personnelles. Heureusement, nous travaillons aussi avec un « club BD », le midi. Dans ce cadre où sont inscrits des élèves volontaires, à l’inverse, tout semble beaucoup plus facile. Pendant plusieurs semaines, nous multiplions les créations d’exercices en nous appuyant sur les idées des élèves. Yann développe les programmes nécessaires, notamment d’après des idées des élèves. Yassine ajuste les consignes de dessin et les gabarits. Je les rejoins à plusieurs phases de test et ce jusqu’à une restitution assez épique dont la vidéo ci-dessous témoigne assez bien.
LE LAVOIR NUMÉRIQUE – VICTOR HUGO FAIT SA REVOLUTION GRAPHIQUE ! from L’Œil à Mémoires on Vimeo.
Après cette résidence de création, nous sommes en mesure de présenter le projet dans des contextes assez variés. Deux formules se dégagent : la première est axée sur l’atelier de recherche et d’expérimentation de nouvelles formes d’exercices, la deuxième est propice à une forme plus spectaculaire et s’appuie sur les exercices les plus aboutis formellement. Nous jouons Révolution Graphique au très agréable Festival BD à Bastia.
Quatrième hypothèse /// L’engagement du public et l’ordinateur qui parle
Il faudra attendre quelques mois (et digérer cette difficile expérience du Collège de Cachan) pour que nous remettions Révolution Graphique sur la table d’opération. En 2019, le projet devient « Institut d’Hypothèses graphiques », appellation plus conforme à l’aspect expérimental du projet. Nous l’emmenons dans une belle institution psychiatrique de la banlieue de Montpellier où tout se passe fort bien. A ce moment, il s’agit aussi d’affirmer une narration à l’ensemble dans la perspective de belles dates qui se dessinent : au Festival Formula Bula et à la Gaîté lyrique, à Paris (cadre dans lequel nous avions créé le précédent projet, Réforme Graphique).
Nous avons l’idée de désynchroniser certains rendus des temps de dessin et de donner davantage de place à l’ordinateur « qui parle » dans la conduite de l’atelier, Virginie. Nous faisons aussi le lien entre engagement corporel du public, dessin, projection et musique. Les enfants produisent leur propre « Just dance DIY », sans s’en rendre compte.
Le court temps de résidence pour Formula Bula, puis la date de la Gaîté nous confirment que la formule complète, sur 2 heures, tient bien debout. Après les principes techniques, les formes des exercices, la structure d’ensemble est enfin posée de manière pérenne. Pour le South Ken Festival à Londres, fin 2019, il faut encore traduire l’ensemble du conducteur, des voix off et de nos interventions en anglais. C’est chose faite, sans heurts.
Lieux de diffusion de l’Institut d’Hypothèses graphiques
- Médiathèque de Chevilly-Larue in OUJEVIPO Expo, mars 2017
- La Locomotive / La Grange à musique, Creil, du 21 au 23 novembre 2017,
- Festival DIGITAL CHOC, Tokyo, le 17 février 2018
- Résidence Victor Hugo fait la Révolution Graphique, Cachan / Mars-avril 2018
- Festival BD à BASTIA, le 8 avril 2018
- Clinique St Clément, Montpellier, le 26 juin 2019
- Festival FORMULA BULA / Espace Jemapes, Paris, le 25 septembre 2019
- CAPITAINE FUTUR / La Gaîté Lyrique / Paris, le 17 novembre 2019
- SOUTH KEN KIDS FESTIVAL, Institut français du Royaume Uni / Londres, le 24 novembre 2019
Dans les prochaines semaines, nous mettrons au point le dossier de présentation de l’Institut d’Hypothèses graphiques (avec fiche technique…). Nous espérons travailler par « tournées » sur des périodes relativement courtes. A cet égard, 3 dates sont en préparation à Orléans le dernier week-end de mars 2020 ! Au plaisir de vous y faire découvrir ce projet.
Ci-dessous, l’album photo que nous sommes en train de compléter ! Merci à tous ceux qui ont rendu possible ce projet : de Chevilly-Larue à la Gaîté Lyrique en passant par L’Institut français de Tokyo !
Photos : Sylvain Quément, Xavier Girard, Carole Bonetti
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